Le jeûne au cœur du Carême : dimensions spirituelles et pratiques

Le jeûne représente une pratique spirituelle millénaire présente dans la quasi-totalité des traditions religieuses. Son expression dans la tradition chrétienne, particulièrement durant le Carême, mérite une attention particulière tant par sa profondeur théologique que par ses bienfaits concrets. Alors que nous traversons la période du Carême 2025, examinons les fondements bibliques, les dimensions spirituelles et les modalités pratiques de cette discipline qui dépasse largement la simple privation alimentaire.

Les fondements bibliques du jeûne

L’Écriture nous offre plusieurs modèles fondateurs du jeûne qui ont structuré la compréhension chrétienne de cette pratique. Parmi les plus significatifs figurent trois grands jeûnes de quarante jours qui constituent les archétypes du Carême chrétien.

Moïse sur le mont Sinaï

Le livre de l’Exode (34:28) relate comment Moïse, lors de sa rencontre avec Dieu sur le mont Sinaï, « demeura là avec le Seigneur quarante jours et quarante nuits, sans manger de pain ni boire d’eau. » Durant cette période d’abstinence totale, Moïse reçut les tables de la Loi contenant les Dix Commandements. Ce premier modèle nous enseigne que le jeûne n’est pas une fin en soi mais un moyen de se placer dans une disponibilité totale à la révélation divine.

Élie et sa marche vers l’Horeb

Le prophète Élie, après une victoire contre les prophètes de Baal, menacé de mort, s’enfuit dans le désert. Épuisé, il s’endort, mais un ange le réveille et lui offre du pain et de l’eau. « Il mangea et but, puis, fortifié par cette nourriture, il marcha quarante jours et quarante nuits jusqu’à l’Horeb, la montagne de Dieu » (1 Rois 19:8). Ce récit présente le jeûne comme un pèlerinage spirituel, une marche transformatrice conduisant à une nouvelle révélation et une nouvelle mission.

Jésus au désert

Le paradigme central pour la tradition chrétienne demeure le jeûne de Jésus dans le désert : « Jésus fut conduit au désert par l’Esprit pour être tenté par le diable. Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il eut faim » (Matthieu 4:1-2). Ce passage fondamental nous révèle plusieurs dimensions essentielles :

  • Le jeûne de Jésus s’inscrit dans la continuité de son baptême, comme une période d’affermissement des dons reçus
  • Il est guidé par l’Esprit dans cette démarche
  • Le jeûne devient un espace de combat spirituel où les tentations sont affrontées et vaincues
  • La faim physique n’est pas niée mais assumée et transcendée

D’autres exemples bibliques complètent ces modèles fondateurs : le jeûne collectif imposé par Samuel au peuple d’Israël en signe de repentance (1 Samuel 7:6), ou les quarante années d’Israël au désert, temps de purification où Dieu pourvoit à leurs besoins essentiels par la manne.

Les dimensions spirituelles du jeûne

Pourquoi jeûner ? Cette question mérite qu’on s’y attarde. Les dimensions spirituelles du jeûne dépassent largement la simple abstinence alimentaire pour toucher aux fondements mêmes de notre relation à Dieu et au monde.

Une réponse à l’invitation du Christ

Lorsque les disciples de Jean-Baptiste interrogent Jésus sur l’absence de jeûne chez ses propres disciples, sa réponse est éclairante : « Les amis de l’époux peuvent-ils s’affliger pendant que l’époux est avec eux ? Les jours viendront où l’époux leur sera enlevé, et alors ils jeûneront » (Matthieu 9:15). Le jeûne chrétien s’inscrit donc dans cette « absence » temporaire du Christ, comme une expression de notre désir ardent de sa présence plénière.

Une obéissance à l’Esprit Saint

Le récit du Christ au désert précise qu’il « fut conduit par l’Esprit » dans cette démarche. De même, le jeûne authentique répond à une impulsion intérieure de l’Esprit qui nous invite à cette discipline pour renforcer notre vie spirituelle. Il ne s’agit pas d’une démarche volontariste mais d’une réponse à une invitation divine.

Un moyen de connaissance de la volonté divine

Dans les exemples bibliques évoqués, le jeûne apparaît systématiquement comme un temps privilégié de discernement et de révélation. L’abstinence crée un espace intérieur propice à l’écoute de la voix divine, permettant de percevoir avec plus d’acuité les orientations que Dieu souhaite pour notre vie.

Une arme dans le combat spirituel

La tradition chrétienne a toujours reconnu que le jeûne constitue un moyen efficace de résistance aux tentations. En affaiblissant temporairement l’emprise des besoins physiques, il renforce paradoxalement notre capacité à affronter les forces adverses. Comme l’exprime saint Jean Chrysostome : « Le jeûne est la nourriture de l’âme ; et comme la nourriture corporelle engraisse le corps, le jeûne fortifie l’âme. »

Une présence intensifiée à Dieu

Le premier effet du jeûne consiste à intensifier notre conscience de la présence divine. En suspendant momentanément la satisfaction de nos besoins naturels, nous créons un espace intérieur où la présence de Dieu peut être perçue avec une acuité renouvelée. Le théologien Olivier Clément souligne que « le jeûne est une forme d’ascèse qui libère l’esprit des préoccupations corporelles pour mieux l’ouvrir à la contemplation. »

Une relativisation des besoins

Notre culture contemporaine tend à confondre besoins et désirs, nécessités et commodités. Le jeûne opère une clarification salutaire en nous montrant expérimentalement que nombre de nos « besoins » supposés ne sont en réalité que des habitudes ou des conditionnements. Cette prise de conscience nous libère d’une forme d’idolâtrie des besoins matériels.

Un affranchissement de la peur

Le neuropsychiatre David Servan-Schreiber notait que « beaucoup de nos comportements alimentaires sont dictés non par la faim physiologique mais par l’anxiété. » Le jeûne nous confronte directement à nos peurs inconscientes : peur de manquer, peur de la faiblesse, peur de perdre le contrôle. En traversant ces craintes, nous découvrons qu’elles n’ont pas le pouvoir que nous leur attribuions.

Une libération temporelle

Notre rapport à la nourriture occupe une part considérable de notre temps quotidien : courses, préparation, consommation, rangement… Le jeûne libère des plages temporelles significatives que nous pouvons consacrer à la prière, à la méditation des Écritures, à la contemplation ou à des œuvres de charité, concrétisant ainsi l’unité fondamentale entre jeûne, prière et attention aux autres.

Un chemin vers la joie

Paradoxalement, si les premiers jours de jeûne peuvent s’avérer difficiles, nombreux sont ceux qui témoignent ensuite d’une joie profonde. Cette expérience confirme l’intuition de saint Augustin selon laquelle « le jeûne purifie l’âme, élève l’esprit, soumet la chair à l’esprit, rend le cœur contrit et humble, dissipe les nuages de la concupiscence, éteint l’ardeur des passions et allume la lumière de la chasteté. »

Comment jeûner : aspects pratiques

La pratique concrète du jeûne requiert discernement et prudence. Quelques principes peuvent guider notre démarche.

Une décision libre et une grâce demandée

Le jeûne authentique commence par une décision personnelle ferme, mais celle-ci doit immédiatement se doubler d’une demande de grâce. Saint Paul nous rappelle que « c’est Dieu qui produit en vous le vouloir et le faire selon son dessein bienveillant » (Philippiens 2:13). Demander la grâce de jeûner nous préserve tant de l’échec par présomption que de l’orgueil en cas de réussite.

Une progression prudente

La tradition spirituelle recommande une progression graduelle dans la pratique du jeûne. Commencer par des formes modérées avant d’envisager des démarches plus exigeantes permet d’éviter tant le découragement que les risques pour la santé. Le théologien orthodoxe Alexandre Schmemann rappelle que « le jeûne n’est pas une performance mais une conversion progressive de tout notre être. »

Une pratique communautaire

« Si tu veux aller vite, marche seul ; si tu veux aller loin, marche avec les autres, » dit un proverbe africain. Cette sagesse s’applique particulièrement au jeûne. Partager cette démarche avec d’autres croyants ou un accompagnateur spirituel offre soutien, encouragement et discernement dans les moments difficiles.

Une diversité de formes

Selon les capacités, la santé et les contraintes de chacun, le jeûne peut prendre diverses formes :

  • Le jeûne strict, observé le Mercredi des Cendres et le Vendredi Saint
  • Le jeûne franciscain (un seul repas complet par jour)
  • Le jeûne au pain et à l’eau (mercredi et vendredi, pratique recommandée à Medjugorje)
  • L’abstinence de viande, durant les 40 jours ou simplement tous les vendredis (en particulier le Vendredi Saint)
  • L’abstinence sélective (se priver d’aliments particulièrement appréciés)
  • Le jeûne intermittent (périodes alternées de jeûne et d’alimentation)
  • Le jeûne des écrans, de l’alcool, des distractions superflues, des paroles inutiles

L’essentiel reste l’intention et la disposition du cœur plus que la modalité précise adoptée.

Points de vigilance spirituelle

Toute pratique ascétique comporte des écueils potentiels dont il convient d’être conscient.

Le respect des capacités physiques

« Je peux tout en celui qui me fortifie » (Philippiens 4:13) ne signifie pas que nous devions ignorer les limites réelles de notre santé. Un jeûne qui compromettrait notre santé ou nos responsabilités essentielles ne saurait être conforme à la volonté divine. La prudence et le discernement médical restent nécessaires, particulièrement pour les personnes fragilisées.

La préservation de la joie

Saint Philippe Néri affirmait qu’« un saint triste est un triste saint. » La joie constitue un indicateur précieux de l’authenticité de notre démarche. Un jeûne qui engendrerait durablement tristesse, irritabilité ou découragement appellerait à un ajustement de nos pratiques ou de nos dispositions intérieures.

L’évitement du formalisme

Le plus grand danger spirituel du jeûne réside sans doute dans le formalisme : accomplir des gestes vidés de leur intention profonde. Jésus critique sévèrement cette dérive chez certains pharisiens : « Lorsque vous jeûnez, ne prenez pas un air triste, comme les hypocrites, qui se rendent le visage tout défait, pour montrer aux hommes qu’ils jeûnent. Je vous le dis en vérité, ils reçoivent leur récompense. » (Matthieu 6:16). Renouveler fréquemment notre intention et offrir explicitement notre jeûne maintient la vitalité de cette pratique.

La garde contre l’orgueil spirituel

La capacité à jeûner peut insidieusement devenir source d’orgueil spirituel, sentiment de supériorité ou autosatisfaction. Saint Jean Climaque met en garde : « Le jeûne engendre l’hypocrisie et la vanité quand il est pratiqué sans discernement. » Se rappeler constamment que nous ne jeûnons que par grâce divine constitue notre meilleure protection.

Le jeûne, chemin vers la Pâque

Le Carême n’est pas une fin en soi mais un chemin vers la Pâque, passage de la mort à la vie. De même, le jeûne n’est pas un exercice d’autopunition mais un instrument de transformation spirituelle. Comme l’exprime magnifiquement saint Léon le Grand : « Ce que le chrétien doit faire en tout temps, il doit s’y appliquer maintenant avec plus de sollicitude et de dévotion, afin d’accomplir la règle apostolique du jeûne quadragésimal, qui prescrit l’offrande de la dîme de toute l’année. »

En définitive, le jeûne du Carême nous prépare à vivre plus intensément le mystère pascal, à travers un processus de dépouillement qui ouvre à la plénitude. La tradition spirituelle l’a toujours compris : ce que nous retirons n’est pas une perte mais un espace créé pour accueillir une présence plus intense. Ainsi compris, le jeûne devient véritablement ce qu’Isaïe annonçait : « Le jeûne que je préfère, n’est-ce pas ceci : défaire les chaînes injustes, délier les attaches du joug, renvoyer libres les opprimés, briser tous les jougs ? » (Isaïe 58:6)

Que notre pratique du jeûne, enracinée dans cette riche tradition, devienne pour chacun un chemin de libération, de clarification et d’unification intérieure, nous préparant à la joie pascale qui constitue l’horizon de toute vie chrétienne authentique.

Source des illustrations: Kamil Szumotalski sur Unsplash / Freepik (Chapelet dans les mains) / Freepik (famille) / Freepik (couronne d’épine)

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