Un pont entre le Yoga et le Soufisme – Traduction arabe des Yoga Sutras

Au début du XIe siècle, le polymathe persan Al-Biruni (973–vers 1050) entreprit de traduire en arabe les Yoga Sutras de Patanjali, un texte central du yoga indien. Originaire de Khwarezm, région correspondant aujourd’hui à l’Ouzbékistan, Al-Biruni voyagea en Inde en tant que membre de la cour de Mahmûd de Ghazni, sultan de la dynastie Ghaznévide. Sa traduction, intitulée Kitab Batanjal (Livre de Patanjali), constitue la première version connue des Yoga Sutras dans une langue non indienne.

Al-Biruni, confronté aux défis d’une traduction interlinguistique et interculturelle, réalisa ce travail d’adaptation avec l’intention d’introduire les principes de libération de l’âme décrits dans les Yoga Sutras à ses lecteurs musulmans. Outre les Yoga Sutras, il traduisit également un texte de la philosophie Sāṅkhya, qu’il décrit comme une œuvre portant sur les « principes de l’existence », bien que ce texte soit aujourd’hui perdu. Il considérait le Sāṅkhya et le Yoga comme des systèmes de pensée complémentaires dans la philosophie indienne, en particulier dans leur exploration des moyens de libération spirituelle.

Une adaptation conceptuelle et culturelle

Le Kitab Batanjal est loin d’être une traduction littérale. Al-Biruni a réorganisé les sutras et les commentaires de Patanjali sous forme d’un dialogue question-réponse. Il explique lui-même qu’il a combiné les commentaires au texte pour en faciliter la compréhension. Ce choix de style vise à mieux adapter l’œuvre aux schémas intellectuels et culturels arabes de l’époque.

De plus, il opte pour une paraphrase de certains concepts, comme le célèbre sutra « yoga chitta vritti nirodhah » (yogaś cittavṛttinirodhaḥ), qu’il rend en arabe comme une discipline visant à « empêcher les facultés de l’âme de se fixer sur ce qui est extérieur ». Cette adaptation se distingue de l’interprétation littérale de ce sutra en tant que simple « cessation des fluctuations de l’esprit ».

Un autre exemple de cette adaptation culturelle est sa traduction du terme sanskrit samādhi, état de contemplation profonde ou d’absorption. Al-Biruni distingue deux types de contemplation : l’une « perceptible avec la matière », associée à saṃprajñāta-samādhi, et l’autre « contemplation de l’intelligible, libre de la matière », associée à asaṃprajñāta-samādhi. Ici, Al-Biruni traduit le concept de manière à faciliter la compréhension de ses lecteurs, en simplifiant les aspects techniques et en insérant une perspective de contemplation conforme à l’intellect islamique. Ces adaptations révèlent son effort pour intégrer la pensée indienne dans un cadre intellectuel islamique sans pour autant trahir l’essence des concepts d’origine.

Concept de Nafs et de contrôle de l’esprit

La traduction d’Al-Biruni introduit le terme nafs pour traduire chitta (conscience) et utilise l’expression « facultés de l’âme » pour décrire les vṛttis (activités de l’esprit). Nafs, un concept clé dans le soufisme, désigne l’âme humaine ou l’essence intérieure, que l’on cherche à purifier dans la quête spirituelle. Pour Al-Biruni, le yoga consiste en une maîtrise du nafs, une discipline aussi présente dans le soufisme où la purification de l’âme mène à une union mystique avec le divin. Cette approche donne au yoga une dimension de contrôle intérieur semblable aux pratiques contemplatives soufies.

Interactions entre Yoga, philosophie grecque et soufisme

En étudiant le yoga, Al-Biruni relève des parallèles avec la philosophie grecque et la spiritualité islamique, notamment dans l’objectif de libération de l’âme. Son adaptation explore des notions philosophiques telles que la différence entre le corps (bdan) et l’âme (nafs) comme constituants de l’essence humaine. Par ailleurs, bien qu’il évite de translittérer le terme yoga dans sa traduction arabe, il transmet l’idée de discipline mentale et de pratiques spirituelles sans recourir au terme même, préférant des termes arabes proches.

Les limites de la traduction

La traduction d’Al-Biruni est marquée par des difficultés linguistiques et culturelles. En l’absence d’un enseignant spécialiste pour l’assister, il commet certaines erreurs d’interprétation. Par exemple, il interprète le concept de nidra (sommeil) comme « rêve » et traduit prapti (perception sensorielle) comme « capacité à connaître ». Ces divergences reflètent les défis rencontrés dans la transmission de concepts indiens, souvent très techniques, vers un cadre islamique sans précédent en la matière.

Héritage et impact du Kitab Batanjal

Bien que la diffusion du Kitab Batanjal semble avoir été limitée, ce texte reflète l’ambition intellectuelle d’Al-Biruni de rendre les philosophies indiennes accessibles aux lecteurs arabophones de son époque. Son adaptation ne vise pas une exacte correspondance textuelle mais une interprétation fidèle de l’essence des Yoga Sutras, répondant à son intérêt pour les disciplines de libération de l’âme, une quête partagée par le soufisme et la philosophie indienne.

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